L’annonce de la réédition CD du chef-d’œuvre absolu d’Harmonium pour le 18 novembre 2016 eu l’effet d’une bombe dans le monde du rock prog! En effet, l’inondation qui endommagea la voûte de la CBS de Montréal après la sortie de «L’Heptade» en 1976 provoqua la disparition des bandes de ce disque.
La version CD publié en 1990 avait été produite à partir d’un vinyle reléguant par la suite l’album aux oubliettes. Par miracle le déménagement survenu en 2016 des bureaux de la CBS permet de retrouver les bandes maîtresses dans un simple classeur. Hasard de circonstance, le chanteur Serge Fiori qui a entre les mains une captation vidéo du concert à l’Outremont, contacte Sony pour l’exploiter afin de célébrer les 40 ans de «L’Heptade». Vient l’idée de publier un double CD + DVD intitulé «L’Heptade XL» avec quelques inédits. Cette réédition miraculeuse est l’occasion de revisiter la discographie d’un des groupes québécois les plus influents de la scène progressive des années 70.
En 1972 à Montréal, le journaliste Michel Normandeau alors passionné de théâtre souhaite mettre en scène une pièce de son colocataire et ami Claude Meunier. Michel Normandeau rencontre dans un bar un musicien et étudiant en communication, le guitariste/chanteur Serge Fiori et lui propose de mettre en musique la pièce de théâtre. Finalement le projet avorte. Claude Meunier quitte Montréal et Michel Normandeau invite chez lui Serge Fiori. Les deux comparses commencent à composer des chansons en anglais. Après l’enregistrement d’une démo, le duo rencontre le manager Yves Ladouceur alors programmateur de la station de radio CKVL-FM. Ce dernier propose aux musiciens de chanter en français. En 1973, le bassiste Louis Valois intègre le groupe qui enchaîne les spectacles et émissions radio. Entretemps Yves Ladouceur cherche une maison de disque souhaitant éditer le premier album d’Harmonium. Finalement le trio signe un contrat avec le label Quality Record/Celebration bien plus connu pour produire des albums de disco américain que du prog. En 1974 Harmonium entre en studio pour pondre en 6 jours un album éponyme publié la même année.
Harmonium (Quality Record/Celebration Québec, 1974)
Constitué de 8 titres, l’écoute de ce premier opus offre un fantastique LP folk aux saveurs progressives, traversé par de belles harmonies vocales atmosphériques et des guitares acoustiques (pas de guitare électrique ici). En effet «Harmonium» pourrait être un bon album folk mais les musiciens (aidés à la batterie par Réjean Emond sur certains titres) s’emploient à aller plus loin. À commencer par le titre éponyme en ouverture dépassant les 6 minutes. Le groupe varie les tempos, passant d’un folk énergique à des passages plus calmes, désenchantés et automnaux, se concluant par un solo de flugelhorn assuré par Alan Penfold qui rappelle Ennio Morricone.
Autre moment fort: «Aujourd’hui, je dis bonjour à la vie» à l’intro irréelle et aux guitares étincelantes, rêveuses, un brin exotiques. Des bruits d’enfants jouant font le pont avec «Vielles courroies» parcouru par un piano mélodique et mélancolique ainsi qu’une flûte atmosphérique. L’album se conclut avec les 7 minutes de «Un musicien parmi tant d’autres» où Serge Fiori et Michel Normandeau sortent du studio pour ramener une dizaine de volontaires pris dans la foule de la rue St-Catherine de Montréal afin d’assurer les chœurs. Initiative qui illustre l’esprit d’insouciance qui habite ce disque. L’ensemble se termine par un piano et des guitares acoustiques en pleine harmonie.
Pour le reste on trouve des pistes dans un registre purement folk mais fort agréables, à la fois légères ou soutenues. Mais une des forces de ce disque est la voix de Serge Fiori qui vous prend aux tripes, dont le lyrisme et l’émotion se marient allégrement avec l’éclat des guitares acoustiques. Il faut préciser que ce dernier chante depuis l’âge de 4 ans dans l’orchestre de son père. À noter que certaines de ses paroles évoquent les aspirations souverainistes du Québec de l’époque comme par exemple «Pour un instant». Quelques précisions sur la pochette de «Harmonium» (qui servira de logo au groupe) où l’on observe une gravure intitulée «Habit de musicien» de l’artiste français Nicolas II De Larmessin tirée du recueil «Les costumes grotesques et les métiers» paru en 1695. Ce premier essai est une réussite artistique qui permet à Harmonium de s’imposer sur la scène progressive québécoise déjà en ébullition avec Morse Code, Sloche, Contraction, Dyonisos, Maneige, Beau Dommage et autre Offenbach… «Harmonium» a été réédité en CD en 1997 par Polydor avec un titre supplémentaire «100, 000 raisons» publié en 45 tours à l’époque.
Si on avait besoin d’une cinquième saison (Quality Record/Celebration Québec, 1975)
Attention chef-d’œuvre! Un incontournable du rock progressif qui dépasse largement la scène québécoise. Après le succès du premier album, Harmonium grossit les rangs pour la tournée qui suit avec les venues du flûtiste/saxophoniste Pierre Daigneault et du claviériste Serge Locat tout juste revenu de Londres avec un mellotron. En fait, Serge Fiori cherche des nouvelles sonorités pour enrichir le répertoire du groupe. En ce début d’année 1975, ce nouvel alignement s’enferme au studio Six de Montréal pour un mois et offrir un excellent album de folk progressif. Intitulé «Si on avait besoin d’une cinquième saison», il est le parfait mariage du folk avec le prog à l’image de l’illustration réalisée par l’artiste québécois Louis-Pierre Bougie où l’on observe un groupe d’individus plongés dans un pré fleuri à contempler au loin des montagnes subliminales.
Appelé couramment «Les cinq saisons», ce nouvel opus réalisé sans batterie raconte la vie de Montréal traversée par les saisons. Ça débute par le printemps dans «Vert» avec cette flûte vaporeuse qui nous invite à la méditation. Puis vient la voix de Serge Fiori qui comme d’habitude nous prend aux tripes avec ses harmonies et ses guitares acoustiques rêveuses pleines de fraîcheur. Suit l’été avec le joyeux «Dixie» inspiré du dixieland où le solo endiablé de clarinette a été capté dans une cage d’escalier. Dépassant les 10 minutes «Depuis l’automne…» est introduit par les ondes Martenot jouées par Marie Bernard (future Et Cetera) lui conférant un aspect inquiétant. Inquiétude rapidement dissipée par la voix pleine d’émotion de Serge Fiori aux paroles d’aspirations souverainistes du Québec de l’époque. Automnale et planante, cette piste nous plonge dans la mélancolie et la nostalgie, où le mellotron et le piano font un excellent travail au point d’évoquer Manfred Mann’s Earth Band dans «The watch». En effet, il faut écouter dès les 7 minutes «Depuis l’Automne…» ce passage délicat au piano qui ressemble étrangement à l’intro de «Circles» en ouverture de «The watch». Dans le froid de l’hiver, «En pleine face» est une ballade qui donne envie de se blottir près d’un feu de cheminée à écouter l’accordéon chaleureux de Michel Normandeau et admirer par la fenêtre une belle nuit étoilée.
Mais pour Harmonium 4 saisons ne suffisent pas. Le groupe imagine une cinquième saison dans «Histoire sans paroles» instrumental dépassant les 17 minutes avec quelques vocalises assurées par Judi Richards. Belle pièce symphonique, paisible, riche en mélodies, vaguement inquiétante par endroit, irréelle par moment où l’on entend les vagues et les mouettes. «Les cinq saisons» rencontre rapidement un vif succès et s’inscrit comme un des disques les plus marquants de l’histoire de la musique québécoise. Il met à jour une évidence: le Québec est le lieu le plus attractif de la scène progressive sur le continent américain. Il permet aux artistes québécois d’avoir une identité propre afin de se distinguer de la pop anglo-saxonne. En 2015, le magazine Rolling Stone classe cet album parmi les 50 meilleurs disques de rock progressif. À emporter sur une île déserte.
L’Heptade (CBS Québec, 1976)
L’ultime chef-d’œuvre d’Harmonium! Le sommet du rock progressif québécois des 70’s. Une nouvelle fois, Serge Fiori grossit les rangs de son groupe d’abord en remplaçant Pierre Daigneault par le flûtiste/saxophoniste français Libert Subirana. Il intègre deux ex membres de Contraction: Denis Farmer à la batterie et Robert Stanley à la guitare électrique. La formation étant constituée 7 musiciens, Serge Fiori et Michel Normandeau réfléchissent à un concept autour de ce chiffre. Après bien des recherches, ils réalisent que le 7 se retrouve dans bon nombres de religions (les 7 portes du ciel, les 7 chakras, les 7 niveaux des RoseCroix…). «L’Heptade» voit ainsi le jour et raconte le quotidien d’un individu atteignant les 7 niveaux de conscience. Le concept étant ambitieux, le disque sera double avec un coût de 90 000 dollars canadiens, le plus gros budget pour un album québécois à l’époque.
Avec de tels moyens Harmonium fait venir pour assurer les chœurs Pierre Bertrand (Beau Dommage), Estelle Ste-Croix (Ville Emard Blues Band) et Richard Séguin mais surtout l’orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Neil Chotem qui assure les parties de pianos. N’ayant pas les compétences techniques pour cette œuvre ambitieuse il est demandé à Michel Normandeau de participer uniquement à l’écriture du disque. Blessé, ce dernier quitte le groupe après l’enregistrement de «Le premier ciel». Il sera remplacé par Monique Fauteux pour les chœurs et la voix dans «Le corridor». «L’Heptade» est constitué de 10 pistes dont trois instrumentaux («Prologue» en ouverture, «Sommeil sans rêves» et «Epilogue» en final) dont les orchestrations rappellent «Days of future passed» des Moody Blues. Pour le reste on trouve 7 longues pistes allant de 7 minutes à plus de 14 minutes où Serge Fiori avec sa voix admirable nous invite à une odyssée, une quête spirituelle allant de la folie à la sagesse. Le prologue théâtral passé vient le premier acte avec «Comme un fou».
Rapidement on comprend que le groupe va au-delà d’un folk prog dont il nous a habitués pour un rock progressif sophistiqué. Les claviers évoquent Yes, les parties orchestrées font Alan Parsons Project et les tempos ainsi que les ambiances varient entre douceurs mélancoliques et moments soutenus. «Chanson noire» nous entraîne entre jazz exotique et music hall. «Le premier ciel» nous vire dans une atmosphère automnale aux harmonies vocales extraordinaires et un final au clavier majestueux. On retrouve l’esprit automnal dans le dramatique «L’Exil» bordé d’un extraordinaire passage planant. La quête devient cosmique dans «Le corridor» aux couloirs space rock où l’orchestration fait le pont avec «Les premières lumières - Lumières de vie» à la fois désenchanté et étrange alimenté par un magnifique solo de piano rêveur et de belles harmonisations de six cordes électriques. Vient la fin du voyage avec le paisible «Comme un sage» pour un final en apothéose.
«L’Heptade» sera rapidement disque d’or et disque de platine mais sera le début de la fin pour Harmonium. Il faudra toutefois attendre un quarantaine d’année pour une réédition sérieuse en CD sous le nom de «L’Heptade XL». Cette réédition a occupé de nombreuses semaines la première place du palmarès des ventes d'albums francophones au Canada. Ce qui s'est traduit par la vente de plus de 40 000 exemplaires permettant ainsi à «L'Heptade» de décrocher une certification quadruple platine pour les quelques 400 000 exemplaires vendus en 40 ans!
En tournée (CBS Québec, 1980)
Après la sortie de l’Heptade, Harmonium enchaîne les tournées qui le mène jusqu’en Europe en première partie de Supertramp. En 1977 la maison CBS Records invite aussi le groupe à se produire dans le cadre de sa convention à Londres. L’année suivante le groupe se voit même invité en Californie pour représenter la culture québécoise. Ayant des difficultés à tenir le rythme des concerts et voyant sa vie privée menacée (des fans débarquant dans son jardin qui prennent le chanteur pour un gourou en s’abreuvant de ses paroles), Serge Fiori met fin à l’aventure Harmonium. Chacun ira à des projets solo dont la collaboration de Serge Fiori avec Richard Seguin dans le célèbre album «Deux cents nuits à l’heure» en 1978. Produit par Radio-Canada, voilà que CBS publie «Harmonium en tournée» en 1980. Il s’agit d’une captation radio d’un concert d’Harmonium durant la tournée 77 passant par Vancouver. Double album, il propose uniquement des titres de «L’Heptade» mais qui voit certaines pistes rallongées à merveille comme «Lumière de vie», «Comme un sage» mais surtout «Le premier ciel» qui dépasse les 20 minutes.
Dans l’ensemble ce live est excellent et invite le public à un voyage paisible durant près d’une heure 30. Il montre un groupe au sommet de son art qui n’a plus rien à prouver mais aussi plus rien à dire. Ce double LP fut réalisé contre l’avis des musiciens. Après des poursuites judiciaires, le groupe obtient le retrait du marché de «Harmonium en tournée» faisant le bonheur des vendeurs pirates jusqu’à une sortie officielle en 2002 en CD par le label Zone 3 Record. Mais 1980 est également l’année du référendum québécois qui rejette à 60% le projet d’indépendance du Québec. Ayant des aspirations souverainistes sur fond de folk progressif, musique devenue obsolète en ce début de décennie, Harmonium est relégué à l’histoire et au passé. Pourtant la publication de «L’Heptade XL» en novembre 2016 incite Louis Valois à fermer son studio d’enregistrement et à déménager une partie de l’équipement dans la maison de Serge Fiori. Rapprochement qui rend possible une nouvelle collaboration du noyau d’Harmonium.