The Diary

Pays : Pays-Bas
Année : 2015
Production : InsideOut Records
The Gentle Storm abrite deux figures de proue du rock progressif néerlandais: Arjen Anthony Lucassen (Ambeon, Ayreon, Guilt Machine, Star One, Stream Of Passion) et Anneke van Giersbergen (Agua de Annique, ex-The Gathering), secondés par rien de moins qu’une quinzaine de musiciens et un chœur mixte de vingt voix.
Je ne suis pas un fan inconditionnel de Lucassen, mais il est souvent brillant et tout ce qu’il fait mérite d’être écouté; je connais Van Giersbergen surtout par ses collaborations antérieures avec Lucassen («Into the Electric Castle», 1998, et «01011001», 2008) et, plus récemment, avec le Devin Townsend Project («Addicted», 2009. «Epicloud», 2012, «Z2», 2014, et «Trancendence», 2016).
«The Diary» étant une œuvre originale à bien des égards, il est à souhaiter que The Gentle Storm ne soit pas un groupe éclair et qu’il nous offrira un jour d’autres fruits de génie. L’historien en moi a été séduit d’abord par le concept de l’album, élaboré avec le journal intime de Suzanne Vermeer (1647-1669) d’Amsterdam et des lettres échangées entre elle et son mari, Joseph Warwijck (1644-post 1680), jeune officier sur le De Handelaar de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Marié en 1666, le couple se dit au revoir en décembre de la même année quand Joseph s’embarqua pour l’Asie via l’Afrique; il ne revint qu’en juillet 1669, deux mois après la mort de Suzanne… mais aussi 21 mois et demi après la naissance de leur fils. À partir de ces documents, Lucassen et Van Giersbergen ont conçu le récit ensemble, puis elle a écrit les paroles des 11 chansons et lui, composé la musique. Le duo nous offre deux versions de l’œuvre: l’une «Gentle» (CD 1) et l’autre «Storm» (CD 2).
L’idée était dans l’air du temps puisque, quatre jours plus tard, Nightwish présentait trois versions d’«Endless Forms Most Beautiful» (chantée, instrumentale et orchestrale) sous le même emballage. Toutefois, «The Diary» se distingue en ce que la version «Gentle» (57:02) est un mélange à la fois ingénieux, riche et délicat de prog symphonique, de prog folk et de musique classique, tandis que la version «Storm» (55:53), plus percutante mais non moins raffinée, recourt au prog heavy et au prog métal. Les seules choses qui ne changent pas d’un CD à l’autre, ce sont les paroles des chansons et leurs mélodies.
Et, ce qui est étonnant, c’est que les différences – tant dans la musique que le chant – entre les deux versions sont assez marquées pour donner à chacune son identité propre tout en proposant des œuvres jumelles. À cet effet, je ne questionne pas le choix de Lucassen d’offrir deux versions plutôt qu’une seule combinant des éléments des deux. Je respecte sa décision, préférant profiter de ce qu’il nous présente plutôt que de perdre du temps à imaginer ce qu’aurait pu être un album dont les chansons auraient été des fusions «gentle» et «storm». Comme il serait long de décrire chacune des chansons dans chacune de leurs versions, je me limiterai à quelques-unes des plus représentatives de l’album.
Dans «Endless Sea», Van Giersbergen chante avec douceur et mélancolie; sa voix – évoquant tantôt celle de Marta Kniewska, dite Robin, des groupes polonais Strawberry Fields et Travellers – s’entrelace aux dentelles du violon sur fond symphonique qui amorce un léger crescendo en finale. La version «storm» est plus percutante, les chœurs ajoutant richesse et profondeur et, de ce fait, insufflant la majesté qui sied à la pièce d’ouverture d’une œuvre flirtant parfois avec l’opéra. Inspirée d’airs folkloriques, la mélodie de «Heart of Amsterdam» est enjouée, festive, et la voix de la chanteuse s’apparente ici à celle d’Annie Haslam (Renaissance). Le duel médian flûte-violon sur un rythme médiéval est ravissant. Sur le CD 2, le traitement est plus orchestral, scandé et rapide; la saveur folklorique cède la place à des échanges brûlants de violon, guitare et claviers au-dessus desquels Van Giersbergen se livre à des voltiges étincelantes. Et ainsi de suite. Les uns trouveront parfaite la version «gentle», tandis que d’autres auraient peut-être préféré que certaines chansons aient été plus dynamiques.
De même, les uns seront pleinement satisfaits du CD 2, mais d’autres trouveront peut-être à redire que Lucassen aient eu recours à certains clichés grandiloquents heavy ou métal (quoiqu’avec parcimonie) dans certaines pièces. Cependant, je parierais qu’il y aura unanimité quant au rôle de Van Giersbergen: ses paroles intelligentes, fines, sensibles et servies par sa voix, qui est un réel enchantement. Comme c’est toujours le cas avec Lucassen, le livret est somptueux et généreux.
Les textes sont imprimés sur fond de fac-similés du journal, d’instruments d’écriture et de navigation, de pièces de monnaie (peut-être des florins) et de tableaux d’époque (marines, scènes de la vie domestique et urbaine, évocation bucolique de la Hollande, vue du Taj Mahal, etc.); rien n’indique que Suzanne Vermeer, née à Delft, ait eu un lien de parenté avec le célèbre peintre Johannes Vermeer de Delft (1632-1675), mais son tableau «La Femme en bleu lisant une lettre» flanque le texte de «The Greatest Love». Outre une foule d’informations techniques, le livret détaille l’arrière-plan historique et la chronologie de la vie du couple Vermeer-Warwijck. Bref, «The Diary» s’adresse à quiconque aime le prog symphonique mélodique, que celui-ci soit délicat ou plus appuyé, car l’album est un superbe moment de musique… en double.